Du 28 mars au 29 juin 2024

Polyamide commando

Exposition Cédric Roulliat

publié le

Quatorze grands formats photographiques de Cédric Roulliat s’emparent des cimaises du hall de l’Auditorium de Lyon jusqu’au 29 juin 2024.

Ouverture de l’exposition : 1h15 avant chaque concert et 1h après.

Cette sélection invite le public à assister au dialogue fécond qui s’est développé entre ce monument phare du quartier de la Part-Dieu, à Lyon, imposant vaisseau de béton et d’acier construit entre 1972 et 1975 par l’urbaniste Charles Delfante et l’architecte Henri Pottier, avec le travail du photographe lyonnais, lui-même né en 1973.

Retrouvez les photographies de Cédric Roulliat en vente à la billetterie au format carte postale. 

Cédric Roulliat, dans le cadre de trois campagnes, qui se sont déroulées en 2013, 2018 et 2022, nous entraîne à la découverte des différents espaces du bâtiment, façade extérieure, patio, grande salle, escaliers, studios, lavabos, qui servent de cadre à l’expression de son univers artistique, créant une réjouissante mise en abyme, les lieux des scènes représentées sur les photographies étant également ceux qui accueillent l’exposition.

Dans les coulisses de cette salle de spectacles et de concerts, aux fauteuils vides de tout public, interviennent différents protagonistes d’âges variés, hommes en costume, divas hollywoodiennes en fourreaux étincelants, travestis non moins flamboyants, athlètes en survêtement, en combinaison moulante ou dénudés, qui se livrent à des scènes étranges, éclairées de manière dramatique. Une ronde, sur la scène de la grande salle, fait penser à une séance de concentration de la troupe pour s’échauffer avant la répétition, à moins qu’il s’agisse d’une messe noire, faisant surgir une inquiétante lueur centrale. Une femme à frange et cheveux rouges noués en chignon, en robe croisée rouge et collier de perles, avatar de l’actrice rousse Maureen O’Hara, s’arrête alors qu’elle descend l’escalier traversant les gradins de sièges, percevant peut-être, derrière elle, la menace d’un culturiste chauve en combinaison bleue, prêt à bondir sur elle. La même, vêtue d’un impeccable tailleur vert gansé de noir, reprend le rôle de l’hitchcockienne Tippi Hedren dans Les Oiseaux (1963), raidie dans une pose élégante contre la rampe d’accès aux fauteuils des spectateurs, la main gauche à peine relevée, alors qu’une nuée de corbeaux s’abat sur elle. Au centre de la salle des lavabos rouge sang, une femme brune en robe sirène verte à dos nu, réincarnation de la star Hedy Lamarr, droite et hiératique, les bras le long du corps, de trois-quarts face, regarde droit devant elle, comme hypnotisée. Dans les couloirs jaunes des studios Berlioz, un danseur, en justaucorps bleu, se tient debout, de profil, sur la pointe des pieds, penchant vers la droite, tout en regardant la fenêtre qui lui fait face. Ce déséquilibre semble suspendu dans une lumière éthérée. Sous les escaliers, un autre danseur, semble lui aussi en apesanteur. Torse nu, en pantalon rouge, il prend la pose de la chandelle et mime la descente des marches à l’envers. Des hommes musclés, dénudés, surgissent comme des apparitions sur la façade extérieure, d’un buisson contre un pilier ou, en hauteur, derrière la vitre d’une fenêtre en triangle inversé. Comme absents à eux-mêmes, le regard dans le vague ou les yeux fermés, les bras s’écartant du corps ou, prenant une pose d’orant, les bras repliés vers l’avant, les mains tournées vers le bas, invoquant des forces occultes, ils s’offrent au regard du passant, tentation du risque et de la transgression. Un amoncellement de corps féminins et masculins gît au bas des marches du grand escalier incurvé, autour d’une femme aux cheveux longs ondulés, debout en robe longue verte, les bras nus, la face tournée contre le mur, dans une posture qui évoque la scène finale d’anthologie du Projet Blair Witch (1999). A droite de l’héroïne fatale, apparaît un pan de l’affiche de Dracula 73, tourné par le studio Hammer en 1972, qui fait le lien entre le début des travaux de l’Auditorium et l’année de naissance de Cédric Roulliat. Les espaces de l’Auditorium sont de toutes les images, illustrant le talent du photographe à tirer le meilleur parti du décor, à maîtriser l’espace tout en lui portant un regard neuf. Mais, parfois, le rapport s’inverse entre décor et personnages, la mise en scène des personnages soulignant les qualités architecturales du site où ils évoluent. Ainsi, dans une parade invoquant aussi bien la décomposition du mouvement par le photographe Eadweard Muybridge (1830-1904) que les revues musicales du chorégraphe Busby Berkeley (1895-1976), une véritable armée de girls, en perruques courtes, gants longs, soutiens-gorge, culottes et escarpins blancs dévale en colonnes serrées les escaliers qui séparent les fauteuils depuis le balcon jusqu’à l’orchestre, pour enjamber ensuite la scène, formant une étoile à cinq branches, dont la tête se dirige vers le fond de scène et sort par la porte aménagée sous l’orgue. La parade humaine met en valeur les axes du plan de la grande salle, tandis que le télescopage entre la vision futuriste des clones blancs et le style Art déco de l’orgue renvoie à l’esthétique de Blade Runner (1982).

Chez Cédric Roulliat, l’effroi n’est jamais loin du rire. Ses modèles, maquillés, coiffés de perruques, au regard impénétrable, habillés de tenues monochromes aux couleurs vives, qui contrastent fortement entre les protagonistes, voire avec le décor, deviennent des figures. A l’instar du jeu Cluedo, on y croise les versions pop, sexy et burlesques de Docteur Moutarde, Mademoiselle Rose ou Professeur Violet. Les références aux films d’horreur, fantastiques, de science-fiction et policiers côtoient le registre comique. A l’avant du balcon, deux hommes, torses nus, en pantalons, les mains talquées, tiennent chacun le bras d’une femme blonde souriante en robe à manches courtes fuchsia, pieds nus, jambes écartées, suspendue en X entre deux lances d’incendie, au centre d’une composition géométrique. La concertation entre les deux hommes et la concentration de la femme laissent supposer que nous assistons à un numéro d’acrobates s’apprêtant à propulser leur comparse en l’air pour la rattraper sur leurs épaules. On ne peut toutefois pas échapper à la pensée sarcastique que le couple d’athlètes pourrait tout aussi bien comploter de se débarrasser de leur partenaire en la laissant choir. Rousse, enveloppée d’une robe fourreau à sequins rouges fendue à la jambe, de gants longs et d’un boa rouges, la rayonnante diva qui salue la grande salle vide, éclairée par la poursuite au centre de la scène, partage la physionomie de la plantureuse Jessica Rabbitt, fiancée du cartoonesque lapin dans Qui veut la peau de Roger Rabbitt ?

L’art de Cédric Roulliat se distingue par sa maîtrise de la construction des images, combinée au goût des couleurs vives et saturées du Technicolor, pour les éclairages fortement contrastés travaillés au flash, un univers sous influence cinématographique, aux personnages figés dans des scènes chargées de tension érotique, de sourde menace, d’absurde et d’ironie jubilatoire, non sans une profonde sensibilité à la grâce et à la beauté. Outre une certaine parenté avec l’esthétique de Guy Bourdin (1928-1991), la démarche de Cédric Roulliat est marquée par son travail d’auteur de pièces de théâtre, dont il conçoit costumes, décors et mise en scène. Les photographies présentées à l’Auditorium de Lyon peuvent être perçues à la fois comme des scènes de répétitions théâtrales et comme la représentation de ces drames eux-mêmes. Les personnages qui se bousculent en dévalant les escaliers vers la sortie, l’air épouvanté, fuient-ils une répétition qui aurait mal tourné ? Répètent-ils une scène de fuite ? D’une photographie à l’autre, certains personnages changent imperceptiblement de tenue, tel le lutteur, dont le maillot passe du rouge au bleu. La stricte continuité de l’action est rompue. Séquence à part entière, chaque scène prend son autonomie et s’affranchit de la linéarité de la narration. La série de photographies offre une combinaison de séquences interchangeables, à l’effet étrange et ludique du cadavre exquis. Le lien s’établit entre l’art scénique et l’art photographique de Cédric Roulliat. Conçues comme des saynètes, ses photographies offrent des versions figées de ses performances, à l’instar de Jean-Paul Goude (1938-), où photographie, performance et vidéo constituent indistinctement la trame d’une même démarche artistique. Dans ce contexte, quoi de plus logique que le théâtre soit un lieu de prédilection du photographe et qu’il s’y invite pour présenter ses photographies à l’allure toute… théâtrale ?

Jérôme Recours

Cédric Roulliat, né en 1973, est photographe, vidéaste et metteur en scène. Il se destinait à la bande dessinée, mais s’est tourné graduellement vers l’image fixe et animée pour rapprocher son travail d’autres formes de narration populaire telles que le cinéma ou le roman photo, son but étant de faire vivre des personnages,  et laisser entrevoir des « instantanés d’histoires ». Dans ses images, les lieux occupent une place centrale, le décor étant lui-même un protagoniste, dictant la dramaturgie et la ligne graphique à venir.  Quant aux comédiennes et comédiens apparaissant sur ses vignettes, ils incarnent de manière désincarnée des figures récurrentes de désir, solitude ou folie. Il vit et travaille à Lyon.
 

Interview de Cédric Roulliat

Quel est votre parcours, comment êtes-vous arrivé à la photographie ?
Cédric Roulliat : J’ai appris la photographie en m’entraînant avec le matériel de mon grand-père, trouvé dans le grenier. Boîtier, objectifs, agrandisseur, filtres, papier photo des années 70 : il ne manquait rien. J’ai commencé en mettant en scène des amies, en créant des personnages avec elles. 
Je venais de la bande dessinée, un medium sans contrainte technique, mais très solitaire. Raconter les histoires et les personnages qui me tenaient à cœur par le biais de la photographie, en collaboration avec une équipe de modèles, m’a permis de « sociabiliser » ces élans narratifs.

Quelle "époque" photographiez-vous ? Pourquoi ?
C. R. : Une époque révolue. Un écho du passé, indistinct. Il vient nourrir une douce mélancolie, contenue dans le principe même de la prise de vue, qui fige un instant que l’on reverra à l’avenir sans ne plus pouvoir le vivre.
Bien qu’incertain, le passé que j’aime évoquer est celui que je percevais enfant sans le comprendre parfaitement, et qui exerçait sur moi une forte fascination : les années 70 et 80. Cela se traduit par une profusion de références datant de cette époque, avec comme ultime totem la robe à épaulettes.

Comment concevez-vous vos photographies ? De l'idée à la réalisation ? 
C. R. : C’est la recherche de décors qui initie le processus. Les repérages me permettent d’imaginer une ambiance, une histoire, des personnages. Immanquablement, des références de films ou de stylisme surgissent. Puis une série de croquis sert de plan de travail, rarement respecté à la lettre. Il s’agit ensuite de réunir l’équipe : les bons jours, je peux, en plus des modèles, compter sur l’aide d’assistants, coiffeurs et maquilleurs. 
La réalisation permet de séparer les bonnes idées des « fausses bonnes idées », et surtout de laisser une place à l’heureux hasard – celui qui fait naître l’imprévu.

Les hommes photographiés sont "beaux et virils", les femmes "belles et glamours", pourquoi choisir des archétypes ?
C. R. : Le réel n’a jamais apporté de consolation, à l’inverse des corps sensuels et visages sublimés de la dramaturgie hollywoodienne. Il s’agit d’invoquer la fascination produite par une mythologie populaire, de lui rendre hommage, tout en prenant un pas de côté. 
L’objet de mes travaux est autant l’objet de fascination, que le processus même permettant au sujet d’être ainsi idéalisé ; en d’autres termes : le truchement de l’artifice.

En quoi percevez-vous votre démarche artistique comme plasticienne ?
C. R. : Elle est similaire à celle du dessinateur de bande dessinée : dégager des lignes fortes, diriger le regard par la composition, le contraste et les couleurs, rendre l’image la plus lisible possible. C’est aussi ce qui guide la recherche de lieux : trouver un cadre qui contient déjà les éléments graphiques forts pour organiser une composition solide.

Votre photographie sature les couleurs, quel est votre rapport au noir et blanc ?
C. R. : Un rapport distant. Tant que je travaillais en argentique, je n’ai pratiqué que le noir et blanc, qui me permettait de garder le contrôle sur les images que je tirais, contrairement à la couleur. L’arrivée du numérique, et l’usage de Photoshop, m’ont libéré et ouvert à l’usage de la couleur, alors que je découvrais les travaux de Goude, Bourdin ou Lachapelle. 
Les portraits, ou le travail en lumière naturelle, me ramènent parfois au noir et blanc, et il m’arrive de « désaturer » certaines compositions à la limite du noir et blanc ; mais c’est la couleur qui me permet d’orchestrer des mises en scène à plusieurs personnages. 

Beaucoup de  thèmes sociaux sont abordés dans votre travail, quelle perception avez-vous du monde actuel ?
C. R. : Il donne principalement envie de s’en préserver ! Et l’évasion par le biais de l’imaginaire est le moteur de ma pratique photographique. 
Plus que le monde actuel, c’est encore une fois les œuvres de fiction qui m’ont donné le goût des femmes fortes, héroïques, extravagantes, ou au bord de la folie. 

Y a-t-il des cinéastes qui vous ont inspiré ? Si oui, lesquels et pourquoi ? 
C. R. : Spielberg, Hitchcock Lynch, Franju, Clouzot, Lang, von Sternberg. Car ils ont su imposer un langage narratif très visuel et créer l’émerveillement. Chacun de leur film est associé à une ou plusieurs images très fortes ayant marqué des générations. 
C’est la lecture du livre d’entretiens Hitchcock / Truffaut qui m’a fait comprendre le lien entre la mise en scène et l’effet produit sur le spectateur. Von Sternberg a produit avec Marlene Dietrich des films d’une beauté stylisée à l’extrême, fondés sur un artifice décadent ; Spielberg, dans sa première partie de carrière, a réussi à raconter des histoires intimes de manière spectaculaire.
Les décennies passant, certaines images de cinéma deviennent proprement légendaires : Tippi Hedren dans le tailleur vert des Oiseaux appartient à une icône religieuse.

Immobilité et vacuité du regard. Quel est le but de cette apparente « déshumanisation » de vos modèles ?
C. R. : Il n’y a pas de but en soi. Simplement, il se trouve qu’un visage presque neutre, au bord d’une expression mais s’interdisant de s’y épancher, me touche plus qu’une expressivité immédiatement déchiffrable. J’aime l’idée que les personnages soient absents à leurs propres aventures, ancrés dans un passé insondable, ou au contraire déjà ailleurs. Presque comme des zombis (tel que défini par les croyances vaudou : « revenant au service d'un sorcier. Personne qui a un air absent, qui est dépourvue de toute volonté. »).
C’est aussi une pudeur de la part de ces personnages imaginaires : quelle que soit la situation dans laquelle ils se trouvent, ils gardent une réserve, un quant-à-soi. En tant que spectateur de cinéma ou de théâtre, c’est ce qui peut me toucher ; en tant que photographe, c’est le même mystère qui m’émeut. 
Enfant, je pouvais passer des heures à créer des histoires avec de petites figurines de Star Wars. Or, même dans les scénarios les plus éprouvants, leurs visages de plastique gardaient, forcément, la même expression. Mais l’imaginaire suffisait à insuffler des émotions à ces minuscules poupées. Je ne dis pas qu’il y a un lien, mais…

Le décor est-il un personnage de plus dans vos créations ?
C. R. : Il est parfois le personnage principal. Il dicte un contexte, libère ou contraint les corps, offre un terrain de jeu, donne le ton (et la couleur), permet le recul nécessaire à une vue panoramique, ou au contraire crée une intimité avec le modèle. 
Je m’essaie parfois au studio, et bien que l’exercice de style soit passionnant, je lui préfère systématiquement les décors naturels.
Une bonne partie de l’organisation de mes travaux consiste à trouver des décors propices à des mises en scène photographiques, c’est mon matériau de départ. A bon entendeur…

Pouvez-vous expliquer l’apparente contradiction entre l’inspiration cinématographique de certaines de photos et l’immobilité des personnages ?
C. R. : Cette contradiction reflète celle des photos promotionnelles de studio qui, pour illustrer un film, faisaient reprendre des scènes venant d’être tournées par les acteurs, uniquement pour le bénéfice du photographe de plateau. L’image ainsi arrêtée finissait dans les lobbys des salles de cinéma, en avant-goût du film. Ce type d’image permet de synthétiser une action,  un conflit, une tension. Un photogramme (l’une des 24 images qui constituent une seconde de cinéma), isolé, souvent flou, ne permettrait pas une telle lisibilité. C’est aussi le prolongement des romans-photo de Nous Deux, et des images qui, dans Télé Poche, venaient illustrer le film du soir.

Quelle(s) impression(s) voudriez-vous éveiller chez votre spectateur ?
C. R. : J’aimerais avant tout qu’il ou elle laisse libre court à son imagination, et décrypte la scène de manière personnelle.  Il n’y a pas de « message », pas de signification cachée.